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Le motif du pavé

L’histoire de Marcus est la première qui m’est venue d’un seul coup, sous hypnose. La richesse des détails de la vie de ce prêtre, au rôle pivot au moment du déclin de la glorieuse Atlantide, m’a longtemps laissée sans mots. Ce récit aux méandres d’émotions conflictuelles, d’amour secret, de responsabilité accablante et au dénouement tragique inévitable a mûri à son rythme. C’est avec plaisir, mais aussi fébrilité que je prends la plume après plus de cinq ans de décantation pour finalement l’honorer.

Marcus - Partie 1

Mon plus ancien souvenir est celui du pavé. 

 

Je scrutai les dalles au motif intriqué avec une fixation médusée pendant de longues minutes. Ces dalles que j’allais parcourir encore et encore au cours des années à venir, jusqu’à ce qu’elles deviennent banales, jusqu’à ce que je ne les remarque plus. 

 

J’étais debout bien droit et je regardais mes pieds de manière obstinée, trop terrifié pour enregistrer quoi que ce soit d’autre autour de moi. Je voyais onduler dans la brise l’ourlet de la tunique de lin clair mi-longue que je portais, ce vêtement étrange auquel je n’étais pas du tout habitué. 

 

À ma gauche, les pieds de ma mère étaient aussi immobiles que les miens. Je contemplais le jeu de nos ombres sur la mosaïque de tons subtils lorsqu’une troisième silhouette apparut dans mon champ de vision. Après un moment d’échanges indistincts entre les deux adultes, je sentis la main de ma mère se poser avec douceur sur mon épaule, me ramenant avec obligeance à la réalité. 

 

« Marcus, dis bonjour. » 

 

Tétanisé, je levai les yeux vers le nouvel arrivant. À ma surprise, je remarquai qu’il s'agissait d’un homme plutôt jeune, qui me souriait d’un air bienveillant. Je m’attendais à être reçu par un moine beaucoup plus âgé, à la figure austère, comme ceux que j’avais aperçus auparavant dans la grande chapelle et qui officient les rassemblements et les Sabbats. De plus, celui-ci portait une toge élaborée, faite d’un tissu fin qui témoignait d’une maîtrise de confection exceptionnelle. Malgré sa coupe simple, les contours du vêtement étaient brodés d’une mince lisière dorée, lui conférant une richesse à la hauteur du statut de l’individu qui se tenait devant moi. En Atlantis, peu de gens sont plus respectés et révérés que les prêtres et leurs acolytes. 

 

« Marcus, c'est un plaisir de faire ta connaissance, » me dit le nouveau venu d’un ton chaleureux mais calme tout en me tendant la main. Maladroit, je saisis sa main pour la serrer. Probablement que je tremblais un peu, je ne me souviens pas. Il m’adressa encore quelques mots d’un ton qui se voulait réconfortant, puis repris sa discussion avec ma mère. J’avais le vertige.  Cherchant quelque chose pour s’accrocher, mon regard se posa sur la masse gigantesque de l’Arbre de Vie, ce symbole millénaire trônant au centre de la place publique, présence immuable parmi la multitude en vacillement autour de moi. J’admirai la lumière du soleil jouer sur ses feuilles. À les regarder danser, j’avais l’impression de les entendre murmurer, échangeant des secrets insondables avec le vent.

 

Je laissai les bras rassurants de ma mère se glisser autour de moi, ses lèvres effleurer mes cheveux. Je me serais attendu à des mots, à un conseil de sa part, ou peut-être à une confession. Mais non. Seule son odeur familière pour m’accompagner en guise de talisman. J’aurais voulu lui rendre cette caresse, mais mon corps refusait de m’obéir, mobilisant toute sa volonté à contenir les larmes qui menaçaient de me submerger. Je l’ai senti s’écarter et l’étranger pris ma main dans la sienne une nouvelle fois, cette fois pour m’entraîner dans la direction d'où il était venu. 

 

Obéissant à un réflexe miraculeux, je me suis mis à marcher.

 

L’homme dont j'ignorais le nom me dirigeait de son pas assuré vers un futur que je pouvais à peine imaginer, vers le destin qui m’était promis. Les passants s’écartaient de la scène, comme s’ils savaient d’instinct qu’un événement d’augure était en train de se jouer. Je lançai un dernier regard derrière moi et vis la silhouette de ma mère serrant les plis de sa robe devant elle en silence, figée. Je remarquai sa longue tresse brune, passée par devant son épaule droite, tel qu’il était coutume pour les femmes de sa caste à l’époque, mais les traits de son visage m’éludent maintenant. J’aime à croire qu’elle pleurait, déchirée d’abandonner son enfant même si c’était pour un avenir sûr et prestigieux. Pourtant, je me souviens très bien de la lumière qui l’entourait : la lumière parfaite d’un printemps prometteur, la cadrant d’une auréole diaphane. 

 

Ce fût la dernière fois que je posai les yeux sur elle.

 

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